Croyez moi ou pas, le récit que je m’en vais vous conter est une œuvre de fiction et toutes ressemblances avec des personnes ou des faits réels devront évidemment être traitées comme… vous voudrez.
Le calme prépare généralement la tempête. C’est bien connu. Mais il peut arriver que le calme dure une éternité, et que ce soit au crépuscule d’une vie que la tempête décide finalement de se déclencher. C’est à se demander si toute la vie n’aura servi qu’à se préparer au chaos final. C’est la question que se pose Monsieur Pierre KANA, assis seul dans son living-room, en pleine méditation devant un verre de cognac qu’il voit désormais à moitié vide, lui qui pourtant est d’un naturel si optimiste…
Monsieur Pierre a 62 ans. Il a eu une vie bien remplie. Ingénieur en télécommunications de formation, il fut cadre supérieur dans une compagnie de téléphonie de la place auprès de laquelle il officia pendant plus de 30 ans. Il faut dire qu’il a commencé à travailler très jeune, Monsieur Pierre.
On peut dire qu’il a réussi sa vie. Son premier fils a un emploi stable au Canada et sa dernière fille, Eva a récemment entamé un stage à Douala après de brillantes études en comptabilité. Quant à sa femme Hélène, autrefois fonctionnaire au ministère des postes et télécoms, elle a récemment pris sa retraite afin de profiter paisiblement aux côtés de son doux époux, des fruits de toute une vie de labeur.
Dans les années 90, Monsieur Pierre a fait l’acquisition d’un lopin de terre dans un nouveau quartier de la ville de Yaoundé. Il a toujours été quelqu’un de très avisé et comme toute personne très avisée dans les années 90, il savait qu’il était primordial d’investir dans la… pierre (veuillez pardonnez le piètre jeu de mot). La crise économique battait son plein, la dévaluation de la monnaie avait fait basculer toute l’économie du pays dans le rouge mais Monsieur Pierre en homme prévoyant avait mis suffisamment d’argent de côté pendant la période d’abondance pour pouvoir saisir les meilleures opportunités qu’offrent généralement les temps de vaches maigres.
« Le terrain en question, d’une superficie de 1000 mètres carrés, est situé en bordure de la route principale, offrant ainsi une visibilité optimale et un accès facile depuis cette artère majeure. Son emplacement à l’angle de la rue ajoute une valeur supplémentaire, permettant une exposition maximale et une accessibilité accrue. En termes de topographie, le terrain est parfaitement plat, offrant une base solide pour tout type de construction. C’est une opportunité en or ! ».
Telles étaient les paroles convaincantes de l’agent immobilier ce jour de mars 1992. C’était une autre époque. On s’exprimait mieux et les gens exerçaient leur métier avec passion. Monsieur Pierre ne tarda pas à rencontrer le propriétaire du terrain avec qui la vente se conclut rapidement, tant le monsieur semblait de bonne foi. Un brave homme d’une cinquantaine d’années qui souhaitait selon ses dires, vendre ses possessions en ville afin de rentrer couler des jours heureux dans son village natal.
Monsieur Pierre avait néanmoins pris la peine de s’informer. Il savait que les transactions immobilières entre privés peuvent se faire par mutation ou par morcellement et que la mutation du titre foncier est faite à la suite de la cession complète d’un immeuble (non bâti dans notre cas). Le titre foncier mère ayant déjà été morcelé antérieurement à la vente, Monsieur Pierre souhaitait simplement procéder à la mutation à son nom du titre couvrant le terrain qu’il souhaitait acquérir.
Précisons que l’article 8 de l’ordonnance n° 74-1 du 6 juillet 1974 fixant le régime foncier au Cameroun exige que les transactions immobilières entre privés s’effectuent par devant notaire sous peine de nullité. Conformément aux dispositions du décret n° 2005/481 du 16 décembre 2005 modifiant et complétant certaines dispositions du décret n° 76/165 du 27 avril 1976, pour obtenir le Titre Foncier suite à une Mutation, il faut procéder à :
- L’achat de timbres fiscaux ;
- A l’achat de formulaires du dossier technique et au dépôt de la demande d’obtention du dossier technique de mutation ;
- A l’obtention de l’état de cession du cadastre, au paiement des frais cadastraux et au retrait du dossier technique ;
- A la demande d’obtention du certificat d’urbanisme et au retrait du certificat d’urbanisme ;
- A la signature de l’acte de vente chez le notaire ;
- A l’obtention du récépissé de dépôt de la demande de mutation du titre foncier et enfin au retrait du titre foncier mère portant mention de mutation.
Ces précisions ne sont toutefois nécessaires que pour vous. Pas pour ce brave Monsieur Pierre qui n’ignorait rien de tout cela. Il avait d’ailleurs respecté scrupuleusement chaque étape de la mutation de ce titre foncier conformément à la loi. Le vendeur avait à l’époque insisté pour que la transaction s’effectue par devant un notaire choisi par ce dernier et au moment de la signature de l’acte de vente, ledit notaire avait rappelé à Monsieur Pierre combien l’achat du terrain était une affaire en or.
Conformément à l’article 9 du Décret n° 2016 – 1431 – PM du 27 mai 2016 relatif aux transactions immobilières, « le notaire doit porter à la connaissance du bénéficiaire, les charges et les servitudes qui grèvent l’immeuble sous peine d’engager sa propre responsabilité ».
Aujourd’hui, devant son verre de cognac à moitié vide, Monsieur Pierre se demande si le notaire savait à l’époque, ce qu’il venait à l’instant d’apprendre en lisant la décision de justice posée sur la table basse. Savait-il que le vendeur du terrain n’en était même pas le propriétaire légitime ? Et les agents du service départemental du cadastre qui se sont chargés du bornage, de l’établissement du procès-verbal et des plans, comment pouvaient-ils l’ignorer ?
Depuis la réception de la mauvaise nouvelle, Monsieur Pierre se blâme intérieurement. Il y a un détail qui l’avait pourtant interpellé dès le premier instant, mais qu’il avait finalement choisi d’ignorer pendant près de 30 ans. Il s’agit de l’origine douteuse du titre foncier mère duquel est issu son titre foncier à lui. Un obscur arrêté d’un ancien ministre chargé des affaires foncières aurait permis le morcellement du titre foncier originel. Quelle pouvait bien être la raison d’être de ce soi-disant arrêté ministériel étrangement introuvable mais uniquement mentionné dans le bordereau analytique par les agents du cadastre ?
Le notaire avait su trouver les mots justes pour le rassurer et l’affaire avait finalement été conclue le 30 avril 1992. Monsieur Pierre venait de faire l’acquisition de son premier terrain, celui sur lequel il comptait ériger son domicile, la demeure dans laquelle il éduquerait ses enfants.
Pour fêter la conclusion du deal, Pierre et Hélène accompagné de deux amis, avaient fait la tournée des coins branchés de la capitale, au volant de leur petite Peugeot 205 coupé sport rouge, modèle 1987. Dans le véhicule flambant neuf récemment acheté par monsieur, le titre « Nzinzi » de l’artiste congolais King Kester Emeneya résonnait en boucle, en rotation avec la voix envoutante de Charlotte Mbango sur le très enlevé « Konkaï Makossa ». Hélène qui avait d’excellents goûts musicaux faisait office de disc-jockey durant les courts instants de trajets entre deux clubs, ils étaient jeunes et l’avenir leur souriait.
Au début des années 2000, une action a été engagée par une famille d’autochtones estimant être les propriétaires légitimes du terrain de Monsieur Pierre, ainsi que de la centaine d’autres lotissements voisins constituant les 22 hectares de terrain formant la superficie couverte par le titre foncier originel duquel est issu, par morcellement, celui de Monsieur Pierre. Ce dernier, comme beaucoup d’autres dans le voisinage n’a pas pris tout cela très au sérieux. Après tout, il s’agissait quand même d’un quartier résidentiel abritant les résidences principales d’un grand nombre de hauts commis de l’administration. Il n’y avait pas vraiment de quoi s’en faire…
Une action en annulation des titres fonciers issus du morcellement frauduleux du titre foncier originel a été initiée devant la Chambre Administrative de la Cour Suprême, puis transférée au tribunal administratif territorialement compétent au moment de la création de ces nouvelles juridictions administratives. Mais à cette époque, rien de tout cela n’inquiétait personne, malgré les multiples tentatives de conciliation qui ont été entreprises en amont des procédures par le jeune avocat des autochtones, auprès de certains occupants des lotissements litigieux.
Aujourd’hui, devant son verre à moitié vide, Monsieur Pierre se désole du fait d’avoir décidé délibérément de faire la sourde oreille face aux sanglots de cette famille démunie et expropriée. Il s’en veut de s’être volontairement voilé la face en se convainquant intérieurement d’être dans son bon droit. La vérité est toujours au fond de nous et nous sommes presque toujours conscients de la malveillance de nos actions et omissions, même lorsqu’on tente de se persuader du contraire.
La justice est lente au Cameroun. Très lente mais heureusement pour les plus résilients, elle parvient toujours à se frayer un chemin afin de faire entendre sa voix. Sous haute instruction du Ministre chargé des affaires foncières et après de multiples requêtes de l’avocat de la famille d’autochtones, le préfet du département du MFOUNDI a mis sur pied une commission ad hoc d’enquêtes pour analyser la régularité de la procédure d’établissement des titres fonciers querellés et déterminer les droits des occupants du site objet desdits titres fonciers.
La Cour Suprême s’est finalement prononcée, plus de 20 ans après le début des procédures et selon l’arrêt rendu, les 22 hectares de terrain occupés par Monsieur Pierre et ses voisins appartenaient initialement à un certain Monsieur MBALLA, patriarche de la famille d’autochtones et notable de la collectivité locale. A son décès, les terrains ont été vendus frauduleusement à des personnes qui occupent jusqu’aujourd’hui lesdits lotissements au détriment de ses ayants-droits en violation des articles 913 et 931 du Code Civil Camerounais sur la réserve héréditaire et la forme des actes portant donation entre vifs qui dispose que « Tous actes portant donation entre vifs seront passés devant notaires, dans la forme ordinaire des contrats ; et il en restera minute, sous peine de nullité ».
La lecture de l’arrêt de la Cour Suprême révèle que les fonctionnaires des services départementaux du cadastre ont procédé dans le temps, au morcellement du titre foncier de Monsieur MBALLA sans son consentement, en l’absence d’actes notariés de cession, se rendant ainsi coupables de manœuvres frauduleuses ayant favorisé l’occupation irrégulière de la propriété et partant, une voie de fait administrative. Conformément à l’article 01 nouveau alinéa (06) du Décret n° 2005/481 du 16 décembre 2005 modifiant et complétant certaines dispositions du Décret n° 76/165 du 27 avril 1976 fixant les conditions d’obtention du titre foncier : « Un titre foncier est nul d’ordre public dans les cas suivants : Lorsque le titre foncier est délivré arbitrairement sans suivi d’une quelconque procédure, ou obtenu par une procédure autre que celle prévue à cet effet ».
L’arrêté du ministre chargé des affaires foncières ayant permis le morcellement du titre foncier du défunt Monsieur MBALLA n’était en réalité qu’une ruse utilisée par les agents de l’administration foncière pour s’accaparer de l’immense terrain du défunt et par ricochet le subtiliser à ses ayants droit afin de le vendre par « morceaux » aux plus offrants. Cet arrêté n’a jamais existé et les références attribuées audit arrêté, et mentionnées dans les divers bordereaux analytiques étaient en réalité des références de vieilles correspondances, certes issues dudit ministre, mais ne concernant absolument pas lesdits titres fonciers. Dans un contexte de crise économique, les gens sont contraints de se montrer très créatifs pour survivre et en matière d’arnaque, plus c’est gros, plus ça passe.
Conformément à l’article 1599 du Code Civil Camerounais « La vente de la chose d’autrui est nulle : elle peut donner lieu à des dommages intérêts lorsque l’acheteur a ignoré que la chose fût à autrui ».
L’arrêt de la Cour Suprême annule de ce fait les titres fonciers issus du morcellement du titre originel, les ventes de terrains subséquentes sont logiquement nulles et Monsieur Pierre KANA est sur le point de perdre sa résidence. Cela plongera le couple de retraités dans de grosses difficultés financières au moment où Eva leur petite dernière a plus que jamais besoin de soutien, elle qui vient à peine de trouver son premier stage professionnel à Douala. Dura lex sed lex.
Leur maison ne sera plus la leur. Cette maison dans laquelle Monsieur Pierre a vu ses enfants grandir, dans laquelle il a vu l’amour de sa vie vieillir, celle dans laquelle il s’était imaginé mourir. La maison dans laquelle il a célébré ses nombreuses promotions, où il a célébré sa médaille de l’Ordre du Mérite Camerounais, où il a reçu ses amis pour des soirées inoubliables.
C’était là que Pierre et Hélène, avaient planté les racines de leur amour, où chaque coin de la maison était imprégné des souvenirs de leur jeunesse passionnée. Dans le salon, un vieux canapé usé par les années portait les marques de leurs éclats de rire et des interminables parties de Playstation 2 de leurs enfants qui s’affrontaient pendant des après-midis entiers sur Crash Bandicoot. Sur la table basse en bois massif, des photos Polaroid jaunies par le temps racontaient l’histoire de leur vie ensemble, depuis leur mariage dans les années 90 jusqu’à la naissance de leurs deux enfants.
C’est dans ce salon que la petite famille KANA et quelques voisins avaient regardé ensemble les lions indomptables du Cameroun remporter la CAN, le 13 février 2000 contre l’équipe du Nigéria, avaient célébré leur victoire en finale contre le Sénégal en 2002 et avait pleuré le décès de Marc-Vivien Foe lors de la demi-finale de la Coupe des confédérations en 2003. Tant de moments de vie, tantôt historiques, tantôt triviaux, mais tous chargés d’émotions qui auront été partagés dans cette bâtisse.
La cuisine était le cœur de la maison, où Hélène concoctait des plats savoureux pour sa famille et leurs amis. Les odeurs de Ndomba mijotant sur le feu et de gâteaux de pistache emplissaient l’air, créant une atmosphère chaleureuse et réconfortante. Les repas étaient des moments de partage et de convivialité, où chacun racontait sa journée et où les rires résonnaient dans toute la maison.
Le jardin, autrefois luxuriant et fleuri, était le terrain de jeu préféré des enfants. Ils y passaient des heures à courir dans l’herbe et à jouer à cache-cache entre les buissons. Les soirées de saisons pluvieuses, le jardin était embaumé d’un doux parfum de terre mouillée ou d’argile humide. L’odeur de petrichor, se conjuguant au doux chant des oiseaux et se mêlant au parfum enivrant des fleurs, créait un véritable havre de paix pour la famille KANA.
Mais aujourd’hui, alors que Pierre pense à sa maison sur le point d’être perdue à jamais, ces souvenirs semblent s’évaporer dans l’air. La perspective de quitter cet endroit rempli d’histoires et d’émotions est déchirante pour lui. Car cette maison, bien plus qu’un simple lieu de vie, représente le symbole de leur bonheur et de leur attachement, un refuge où ils ont vécu les plus beaux moments de leur vie.
Conseil d’ami : Prenez l’habitude de vous faire accompagner d’un avocat avant d’effectuer une quelconque transaction immobilière. Et si vous avez le moindre doute en cours de chemin, prenez votre temps.